
Il existe des moments où l’élan se retire. Ce qui animait, inspirait, donnait du sens est absent. Là où nous pouvions avancer, créer, nous projeter, un creux apparaît. Ce temps de “non-élan” n’est pas ni accident ni un échec : il fait partie du cycle naturel du vivant. Comme l’hiver précède le printemps, la vie intérieure connaît des phases de descente, de silence et d’immobilité.
Un passage du “faire” à l’Être
Dans cette traversée, notre premier réflexe est souvent de vouloir “faire quelque chose” pour aller mieux : comprendre, réparer, retrouver l’état d’avant. Mais ce mouvement appartient à la personnalité, à la volonté du “je veux”. Il exerce une tension intérieure qui maintient dans la lutte. Le passage ouvre au contraire à un autre rapport à soi : celui du “je suis”, qui n’a rien à atteindre, rien à recouvrir, rien à prouver. C’est une invitation à déposer les outils de contrôle pour entrer dans une présence plus nue, plus essentielle.
Cette étape révèle un point sensible : le productivisme s’est glissé jusqu’au cœur de notre vie intérieure. Nous croyons devoir progresser, devenir meilleurs, rester lumineux, comme si la valeur de l’être dépendait d’une performance subtile. Or, la vraie croissance ne se commande pas. Elle se fait dans le relâchement, lorsque nous cessons de nous pousser et que nous acceptons d’être tels que nous sommes.
Être à nu
Lorsque les repères tombent, cela peut bousculer : l’ancien sens se retire et le nouveau n’est pas encore né. Ce temps de vide est un passage initiatique où l’on ne peut emporter ni les anciens rôles, ni les anciennes images de soi. Il demande courage, humilité et confiance. La fatigue spirituelle, la désillusion face aux illusions de “développement personnel” ou aux artifices du “spirituel mentalisé” ne sont pas des régressions, mais des signes de maturité. L’âme aspire au vrai, à la sobriété intérieure, à une relation plus directe avec l’être.
Dans cette mise à nu, un mouvement profond émerge : celui de ne plus pouvoir s’adapter. Non par rigidité, mais parce que l’âme refuse désormais de se tordre pour entrer dans des cadres trop étroits. C’est un retour à l’authenticité. Dire “je ne peux plus” est parfois l’acte le plus juste, le plus digne, le plus vivant.
Enfin, ce que chacun traverse aujourd’hui a une dimension collective. Beaucoup ressentent ce creux, cette perte d’élan, cette transition sans mode d’emploi. Ce n’est pas un dysfonctionnement individuel, mais un passage civilisationnel : une fin de cycle. L’humanité entière semble entrer dans ce temps de dépouillement, où l’ancien s’essouffle et où le nouveau n’est pas encore visible. Reconnaître cela soulage : nous ne sommes pas seuls. Nous traversons ensemble une nuit qui prépare l’aurore.
Le cycle du vivant
Dans la nature, tout vit selon des cycles : expansion et repli, mouvement et repos, été et hiver. Les traditions contemplatives reconnaissent toutes ce rythme fondamental du vivant. Le bouddhisme parle d’impermanence, le taoïsme du temps Yin — ces périodes où l’énergie descend et se retire vers l’intérieur — et la mystique chrétienne évoque « la nuit obscure de l’âme ». On ne ressent plus l’envie de faire quoi que ce soit, ni même d’être « en chemin ».
Ce passage n’est pas un dysfonctionnement, mais une phase naturelle du cycle humain et spirituel : un moment d’hiver intérieur qui invite au ralentissement, à l’écoute, au silence. Au lieu de chercher à raviver immédiatement la flamme ou à retrouver l’état d’avant, il s’agit d’accueillir ce creux comme un espace fertile.
Ce qui semble « mort » prépare souvent une transformation subtile. Traverser ce non élan avec douceur, sans se juger ni forcer, ouvre la voie à une maturation profonde — un renouvellement qui ne peut advenir que dans l’acceptation de cette descente.
Depuis mon retour de voyage en septembre, j’ai traversé une longue période de fragilité : une fatigue profonde, une hypersensibilité constante, une envie rien. Je pouvais relier cela au choc du retour, à la difficulté de rentrer dans les cases, à la violence silencieuse des rythmes modernes quand on revient d’ailleurs. Mais au fond, les raisons importaient peu : le creux était là.
Dans ces moments, il existe une ligne ténue entre ruminer, rester englouti, alimenter la lourdeur et se laisser traverser, accepter que l’on est fragile, poreux, en « chantier ».
Cette distinction change tout. Accepter l’état sans se figer dans « je dois aller mieux tout de suite » est un art délicat. L’exigence d’aller bien maintient la souffrance. L’abandon, lui, ouvre un passage.
La tentation de « faire » vs. la sagesse du non-agir
Lorsqu’une difficulté apparaît, notre premier réflexe est souvent de chercher une solution, de « faire quelque chose » pour changer l’état intérieur que nous vivons. Cette impulsion est profondément ancrée : dans notre culture, l’action est perçue comme la réponse normale à toute forme de malaise.
Nous avons intégré, souvent sans nous en rendre compte, l’idée que notre valeur dépend de ce que nous produisons — non seulement extérieurement, mais aussi intérieurement. Ce conditionnement s’est infiltré jusque dans notre vie spirituelle ou intérieure : nous voulons “avancer”, “comprendre”, “évoluer”, “guérir”, “être plus conscients”, comme si nous devions justifier notre existence auprès d’une instance invisible.
Ce productivisme intime nous pousse à faire de notre chemin intérieur un projet d’amélioration continue, avec des objectifs, des résultats attendus et la peur de “stagner”. Or, c’est précisément cette mentalité qui nous épuise.
Les traditions de sagesse montrent une voie différente. Le taoïsme parle du Wu Wei, le “non-agir juste”, qui n’est ni passivité ni inertie, mais une disponibilité à laisser les choses évoluer sans intervention précipitée.
Le bouddhisme invite à l’observation et au non-attachement, plutôt qu’à la réaction immédiate.
Dans ces temps de creux, la transformation ne vient pas d’un effort ou d’une lutte, mais d’un consentement à ce qui est. Cesser de vouloir faire ouvre un espace intérieur plus vaste, où la vie peut agir à travers nous.
Le non-agir demande du courage, car il nous confronte à notre vulnérabilité et à notre incapacité à contrôler le processus.
Pourtant, accepter de ne rien forcer, de ne pas “faire pour aller mieux”, permet à une intelligence plus subtile — plus profonde que le mental — de nous guider vers une évolution organique.
Laisser être devient alors un acte de confiance et de sagesse intérieure.
Un seuil de maturité différent
Autrefois, les enseignements spirituels se transmettaient dans de petits cercles, autour d’un maître ou d’un groupe que l’on suivait pendant des années, avec l’envie réelle d’approfondir un travail intérieur. Aujourd’hui, tout est accessible : livres, podcasts, vidéos, ateliers, formations…
Un immense mélange dans lequel chacun peut piocher. Et très vite, on a l’impression d’avoir compris, d’avoir avancé.
Quand arrivent les moments de creux, certaines personnes peuvent plonger dans les jugements : « Pourquoi j’en suis encore là ? Je pensais avoir dépassé ça, l’avoir travaillé… Pourquoi cela revient ? »
Cette incompréhension vient souvent du fait que notre époque a transformé la recherche spirituelle en parcours de performance. On veut s’améliorer, s’élever, se nettoyer, atteindre des états lumineux. C’est sincère, mais cela reste lié à la personnalité, à une image de soi qui veut “être sur un chemin”.
Lorsque ce décor se fissure, tout semble s’effondrer : les certitudes, les “outils”, les progrès supposés. Ce n’est pas un échec, mais une étape de dépouillement. Quelque chose en nous ne veut plus des faux-semblants, même très subtils. L’âme aspire à une relation plus vraie, plus simple, sans objectifs à atteindre ni lumières à collectionner. C’est là que peut se retrouver l’essence d’un chemin spirituel : un chemin qui ne suit pas un calendrier, qui n’obéit pas aux injonctions de “réussir”, mais qui avance au rythme de la vie. Un chemin tissé dans l’intime, qui accepte les cycles, les retours, les nuits, les recommencements.
J’ai fait l’expérience de cette authenticité dans un profond lâcher -prise, qui demande beaucoup de bienveillance envers soi. Et puis un jour, sans raison apparente, sans annonce, sans signe extérieur, quelque chose s’est déverrouillé. La joie est revenue et l’élan de vie avec elle.
La traversée collective du vide
Ce que nous vivons individuellement aujourd’hui ne se déroule pas dans un isolement intérieur : il résonne avec un mouvement collectif plus vaste. Beaucoup ressentent ce creux, cette difficulté à trouver du sens dans le modèle actuel. Les repères sociétaux, économiques, politiques, culturels et spirituels se fissurent. Les valeurs qui structuraient nos vies ne parviennent plus à nourrir l’humain en profondeur. Ce n’est donc pas seulement “moi qui traverse un vide”, mais une époque entière qui arrive au bout d’un cycle.
Les moments de transition collective passent par un temps de chaos, de fatigue, de confusion ou de découragement. Non parce que “tout va mal”, mais parce que ce qui était n’a plus la force de se maintenir, et que ce qui vient n’est pas encore né. Sur le plan symbolique, nous vivons une sorte de nuit traversée ensemble. Beaucoup cherchent à s’anesthésier ou à s’échapper — dans le virtuel, la performance, la distraction, ou au contraire dans une quête effrénée de solutions. Pourtant, ce vide collectif appelle autre chose : une présence plus consciente, une sobriété intérieure, une écoute profonde de ce qui est en train de se transformer.
Lorsque nous comprenons que ce que nous ressentons intérieurement individuellement est le reflet d’un passage de l’humanité elle-même, la solitude se relâche. Nous cessons de nous croire défaillants parce que déprimés, mais nous reconnaissons que nous participons, à notre échelle, à une mue collective.
Alors, notre vécu prend sens non comme un problème personnel à résoudre, mais comme un rite de passage de notre temps. Et dans cette perspective, accueillir le vide n’est plus subir la chute : c’est collaborer, humblement, silencieusement, à l’émergence du nouveau.
